2. EN QUOI CONSISTE LE SALUT?
Pour Tillich, il ne s'agit dont pas de chercher un autre mot pour remplacer celui de salut, mais d'en retrouver le sens. Quand le Nouveau Testament en parle, quand on la prédication chrétienne l'utilise, de quoi s'agit-il exactement? À quoi correspond ce terme, que désigne-t-il?
Pour répondre à cette question, Tillich procède de trois manières différentes qui se complètent, convergent et de rejoignent. Premièrement, surtout dans ses sermons, il se sert de comparaisons, d'analogies qu'il juge éclairantes. Deuxièmement, il définit le salut à partir de son contraire, en se demandant de quoi nous sommes sauvés. Il le fait surtout dans son livre Le courage d'être. Enfin, il recourt à une analyse ontologique qui fait apparaître la structure sous-jacente aux deux approches précédentes. Voyons successivement ces trois démarches.
1. LES IMAGES DU SALUT.
Le première, la plus facile, fait appel à des images, on pourrait presque dire à des paraboles, qui mieux que qu'un discours abstrait permettent de saisir ce que l'on veut dire. Tillich en utilise surtout trois, qui ont d'ailleurs une origine biblique.
1. D'abord, celle de la pénurie et de l'approvisionnement. J'ai déjà souligne que pour Tillich, sur ce point d'accord avec Sartre, l'existence humaine se caractérise par le manque, le besoin, la privation. Le temps, les forces, l'intelligence, les possibilités nous sont strictement rationnés. Sans cesse, nous sommes obligés de gérer la rareté, autrement dit de nous limiter, de nous économiser. Notre être est pauvre, chétif, vite épuisé. De plus il est vulnérable et chancelant; à chaque instant il risque de disparaître et de s'anéantir. Le dénuement et la fragilité caractérisent notre existence. Nous vivons sous le signe et la menace de la disette.
Sauver signifie, ici, fournir le nécessaire pour que l'indigence ne nous fasse pas périr. On peut évoquer la manne que reçoivent les israélites dans le désert, l'huile et la farine renouvelées dans le pot de la veuve de Sarepta, ou encore la multiplication des pains. Toutefois, le salut, tel que le christianisme l'a compris n'annule pas les limites inhérentes à la condition humaine. Il supprime le manque, il n'abolit pas la finitude. Le salut ne nous donne pas une abondance sans frontières ni borne; il ne transforme en multimilliardaires les nomades de l'Exode, la veuve de Sarepta, ou la foule que Jésus nourrit. Il ne nous fait pas magiquement échapper aux règles et aux structures propres aux êtres du monde. Il "ne présuppose pas, écrit Tillich*, l'élévation au dessus de la finitude". Il enlève à cette finitude son caractère angoissant et tragique.
2. Tillich affectionne particulièrement une seconde image, celle de la maladie et de la guérison. Il signale qu'étymologiquement, "salut" dérive du latin salvus qui signifie guéri, sain, en bonne santé*. Il rappelle que les récits évangéliques nous présentent Jésus comme un médecin qui s'occupe non pas des bien portants mais des malades, et qui exerce auprès d'eux une activité thérapeutique. Les Églises ont peu insisté sur cet aspect, sans doute parce qu'elles craignaient de favoriser des superstitions. Pourtant la métaphore de la maladie, qu'utilise par exemple Zwingli pour parler du "péché originel", éclaire utilement l'état actuel de l'existence humaine. Elle ne va pas bien, elle se porte mal. Quant au médecin, il nous fournit un excellent symbole pour le sauveur. Le salut consiste à donner la santé à notre existence à la faire passer d'un état défectueux à un état satisfaisant. Dans un sermon, Tillich déclare : "le message capital pour nos contemporains et pour nous-mêmes, c'est la bonne nouvelle qu'une puissance de guérison œuvre dans le monde, et qu'elle se trouve en Christ".
3. On rencontre, un peu moins souvent, chez Tillich une troisième image, celle de l'esclavage et de l'affranchissement. Dans notre monde, toutes sortes de puissances sociales, économiques, psychologiques et autres nous tiennent sous leur emprise. Elles déterminent nos corps, nos esprits et nos activités, que nous le sachions ou non. Elles nous astreignent à de dures contraintes. Elles font de nous des prisonniers et des esclaves. Sauver veut dire ici délivrer de ces pouvoirs illégitimes qui nous asservissent, de ces forces abusives qui nous écrasent. Tillich note que le Nouveau Testament et l'Église ancienne, comme l'a montré Gustav Aulen, ont beaucoup utilisé cette image avec le thème du Christus Victor. Le Christ, proclame-t-on dans le monde antique, a triomphé des puissances démoniaques, astrales et humaines; elles ont perdu leur pouvoir sur les croyants*. Dans une prédication de 1955, Tillich indique que dans notre siècle, cette image prend une nouvelle actualité. Les travaux des psychologues, des sociologues et des politologues en nous faisant voir les puissances qui nous tiennent entre leurs griffes, en font voir la pertinence. Elle est peut-être, dit-il, la mieux adaptée aux gens de notre époque. L'apparition, quelques années plus tard, des théologies de la libération, devait confirmer au moins en partie cette prévision.
2. DE QUOI SOMMES-NOUS SAUVÉS?
La seconde démarche définit le salut en relevant et en répertoriant les négativités auxquelles il s'oppose et qu'il surmonte*. Vous m'avez probablement déjà entendu raconter l'histoire de ce savant professeur de théologie qui se promène, sur les rives d'un fleuve; un homme tombé à l'eau, emporté par le courant lui crie: "sauvez-moi, sauvez-moi". Le théologien s'arrête tout perplexe et répond : "oui, bien sûr, mais qu'entendez-vous exactement par sauver?" Sa réaction est ridicule, parce que la situation de cet homme rend parfaitement clair son appel. Le mot "sauver" prend sens en fonction d'une situation de péril, de perdition. De manière parabolique ou symbolique, les sermons mentionnent le dénuement, la maladie et l'esclavage. Que désignent ces images? Quel manque vient combler le salut? De quoi sommes-nous guéris ou délivrés? Selon Tillich, tous les êtres humains expérimentent l'aliénation existentielle et en souffrent. Elle ne se manifeste cependant pas toujours de la même manière. Selon les époques et les lieux, on la perçoit, on la ressent sous des formes différentes. Trois d'entre elles ont marqué l'histoire et la culture occidentale.
1. La détresse existentielle prend, en premier lieu, le visage de la culpabilité. La pénurie dont souffre l'être humain consiste en un manque d'innocence. Sa maladie, c'est l'impureté ou l'indignité qui résulte de la faute, et que comme Lady Macbeth, il ne peut effacer. Il se sent prisonnier du mal qu'il a fait. À certaines époques de l'histoire, à la fin du Moyen Age, par exemple et au début du seizième siècle, cette détresse se manifeste fortement. La conscience de leurs fautes et la peur du châtiment terrorisaient beaucoup de gens. Quantité d'œuvres d'art, des tableaux, des sculptures, des poèmes expriment leur hantise du jugement dernier et de l'enfer. Ils s'imposaient une vie d'austérité et de renoncements; ils multipliaient les actions charitables et les pratiques pieuses, en espérant qu'elles leur vaudraient l'indulgence divine. Dans cette situation, la Réforme a su annoncer le message évangélique de salut en annonçant le pardon sans condition, en proclamant que le christ ne juge pas, mais justifie, en déclarant que la grâce divine ne sanctionne pas la faute, mais l'efface et la surmonte.
2. La détresse humaine prend une seconde forme, la peur de la mort, l'angoisse du néant qui à toute époque, tenaille la grande majorité des êtres humains. Ils ont conscience du caractère fragile, éphémère et exposé de leur existence. Ils ne peuvent pas tenir ou retenir leur vie; elle coule entre leurs mains, elle se tarit et s'exténue. A chaque instant, elle peut s'en aller, et inéluctablement elle se terminera un jour. De plus, l'accroissement de la pollution, les maladies et les épidémies qui surgissent, les guerres présentes et éventuelles menacent l'humanité dans son ensemble et peuvent en provoquer la fin. Ici, dire que le Christ nous sauve signifie qu'il nous donne la vie éternelle, ressource, guérison et libération à l'égard de la mort. L'évangile de la résurrection nous affirme que nous ne sommes pas destinés au néant, qu'un avenir nous est promis et ouvert.
3. Enfin, le vertige du non-sens ou de l'absurde représente une troisième forme de la détresse humaine. Notre siècle y a été particulièrement sensible, la littérature existentialiste de Kafka à Camus jusqu'à Cioran l'a beaucoup développé. L'effondrement des valeurs traditionnelles, que de nouvelles n'ont pas remplacé met l'être humain devant un vide et un désert. Sa pénurie consiste à ignorer pourquoi il vit. Sa maladie, c'est l'existence qu'il mène, et qu'il juge folle et idiote. Il se sent prisonnier d'un monde déboussolé où les choses et les êtres s'agitent sans rime ni raison. A cette situation, répond le thème évangélique de la lumière. Le christ nous sauve en nous éclairant, en donnant une direction et une orientation à notre vie, en nous ouvrant un chemin. Au centre de la prédication du salut confrontée à cette situation, peut-être faut-il placer le Saint Esprit qui nous rend sensible à une présence en laquelle se trouve le sens dernier de toute vie et de toutes choses.
On pourrait probablement déceler et mentionner d'autres négativités. L'analyse de Tillich ne prétend pas à l'exhaustivité. Elle mentionne les principales, et non toutes les formes de pénurie, de maladie ou d'esclavage que l'on rencontre. Il faut ajouter que la conscience de la culpabilité, l'angoisse de la mort, et la détresse devant l'absurde ont des relations entre elles. Ces trois expériences s'appellent et se combinent mutuellement. Néanmoins, la plupart du temps l'une d'elle domine sur les autres. La prédication chrétienne doit en tenir compte.
André Gounelle
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